Brexit : Londres dans le brouillard
Le 15 janvier dernier, la chambre des Communes a rejeté les textes issus des négociations entre le gouvernement britannique et l’Union Européenne.
Bien que le rejet des députés ait été massif, aucune alternative ne semble toutefois faire consensus. A presque deux mois de la sortie, la situation du Royaume-Uni apparaît donc toujours aussi inextricable. La volonté de Theresa May de renégocier la partie de l’accord de retrait concernant la solution de recours pour l’Irlande du Nord se heurte à un refus apparent de l’Union Européenne. La possibilité d’un décalage de la date de sortie, permettant une prolongation des négociations, pose également problème, car elle apparaît limitée par la tenue des élections européennes le 23 et 26 mai. Alors que T. May se refuse toujours à exclure formellement une sortie sans accord, toutes les possibilités semblent donc encore être sur la table. Dans ce climat d’incertitudes persistantes, l’économie britannique devrait continuer d’être pénalisée.
« Les incertitudes liées aux négociations du Brexit semblent avoir pénalisé l’investissement des entreprises, qui accuse trois trimestres consécutif de recul en 2018 »
La chambre des Communes s’est opposée à l’accord de retrait
« L’accord de retrait et la déclaration politique sur les relations futures ont été massivement rejetés à l’occasion du vote du 15 janvier »
Alors que la date de sortie, fixée au 29 mars 2019, approche, deux textes doivent être ratifiés par le parlement britannique et l’Union Européenne : l’accord de retrait (AR) et la déclaration politique sur le cadre des relations futures (DP). Bien que la portée de ce dernier document, qui doit poser les bases des futur liens, soit uniquement politique, les négociations ne pourront se poursuivre que si les deux textes sont approuvés par la chambre des Communes.
Le vote de ces textes par la chambre des Communes, indispensable pour commencer le processus de ratification, était initialement prévu le 11 décembre 2018. Face à une chambre des Communes apparemment opposée à ce texte, Theresa May a décidé de repousser le vote à janvier, à moins de trois mois de la sortie. Aucune avancée significative, avec les négociateurs européens ou avec la chambre des Communes, n’a toutefois été réalisée le temps de ce report.
Un point en particulier, au sein de l’accord de retrait, cristallise le mécontentement des députés de la coalition gouvernementale : la solution de recours pour l’Irlande du Nord. En effet, l’AR prévoit une solution de recours (« Backstop solution ») si aucun arrangement ne permet d’assurer l’absence de frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Cette solution de recours consisterait en la mise en place d’un territoire douanier unique entre l’Union Européenne (UE) et le Royaume-Uni, le temps qu’un arrangement satisfaisant soit trouvé. Cette solution pose problème pour deux raisons : tout d’abord, elle ne comporte pas de limite de temps et ne peut pas être arrêtée de matière unilatérale. Ensuite, elle introduit une différenciation entre l’Irlande du Nord, qui devrait s’aligner complètement sur la réglementation européenne sans possibilité de divergence, et le reste du Royaume-Uni, dont la marge de manœuvre serait plus importante.
Du côté de l’opposition, les différends se concentrent autour de la question des relations futures. La DP prévoit la mise en place d’un accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne tandis que l’opposition, défend pour sa part un accord permettant une proximité encore plus importante avec l’UE avec notamment une adhésion à l’espace économique européen ou encore la mise en place d’une union douanière.
Le 15 janvier, l’AR et la DP ont finalement été massivement rejetés par les députés de la chambre des Communes. Si l’issue de ce vote était attendue, l’ampleur du rejet apparaît tout de même significatif : sur les 634 votants, 432 députés ont manifesté leur opposition, dont 128 des députés de la coalition gouvernementale. Le lendemain, le gouvernement May a dû faire face à un vote de confiance à la chambre des Communes qui s’est soldé par le maintien du gouvernement actuel au pouvoir. La coalition gouvernementale a fait bloc, y compris les 10 membres du parti unioniste irlandais (DUP).
La chambre des Communes est fortement divisée
« Les parlementaires sont divisés quant à une éventuelle solution alternative »
Bien que le rejet des textes présentés par T. May soit massif, aucune proposition alternative ne semble faire consensus au sein de la chambre des Communes. De fait, le parlement britannique apparaît fortement divisé et le rejet agrège des courants différents.
Une partie des conservateurs (118) a voté en faveur du texte et regroupe tout à la fois des députés soutenant le texte en l’état et d’autres (Brexit Delivery Group) qui, sans afficher un soutien franc et massif, y voient le moyen le plus sûr de matérialiser le résultat du référendum. À ces députés conservateurs, il faut également ajouter les quelques députés indépendants et travaillistes ayant soutenu le texte. Du côté des députés ayant voté contre l’AR et la DP, on trouve une grande diversité d’opinion. Les conservateurs « durs » (parfois appelés « Hard Brexiters ») regroupent la frange la plus eurosceptique des Tories et se sont opposés à l’accord de T. May. Ces derniers, dont l’une des figures de proue est le parlementaire J. Rees-Mogg, s’opposent à la solution de recours pour l’Irlande du Nord. Ils souhaitent éviter une extension indéfinie de la période de transition et de la solution de recours. Pour éviter un tel cas de figure, ils souhaitent modifier la solution de recours ou proposer une limite de temps à son application.
Les 10 membres du parti unioniste irlandais (DUP) constituent, dans ce parlement divisé, un élément essentiel de la coalition gouvernementale. Le DUP a également voté contre l’AR et la DP et s’oppose à la solution de recours, qui introduirait un statut différencié entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni.
Un autre courant au sein de la chambre des Communes regroupe les membres plus « europhiles » du parlement, partisans d’un second referendum et d’une annulation du Brexit. Il s’agit des membres du parti nationaliste écossais (SNP), les membres du parti Libéral-Démocrate, les verts, le parti Plaid Cymru ainsi qu’une minorité de conservateurs et une partie des travaillistes. Les partisans d’un second référendum souhaiteraient également une extension de l’article 50 afin de pouvoir l’organiser. Les membres de ce groupe souhaitent par ailleurs que le scénario d’une sortie sans-accord soit formellement écarté.
On trouve également, parmi les députés ayant voté contre le texte de T. May, au sein des travaillistes comme des conservateurs, les partisans d’un accord de type « Norvégien », c’est-à-dire l’intégration du Royaume-Uni à l’Espace Économique Européen, ce qui impliquerait, entre autres choses, la libre-circulation des personnes, en contradiction avec les « lignes rouges » de T. May. Le rejet de la possibilité d’une sortie sans accord fait également partie des revendications de ce groupe.
Enfin, le parti travailliste, mené par Jeremy Corbyn, défend pour sa part l’adhésion du Royaume-Uni à l’union douanière, vraisemblablement sur le modèle d’un accord d’association. Une telle solution empêcherait, par définition, le Royaume-Uni de mener une politique commerciale indépendante, une autre des lignes rouges de T. May. Autre revendication, le parti travailliste souhaite également que le gouvernement rejette la possibilité d’une sortie sans accord. Enfin, le Labour n’exclut pas non plus la possibilité d’un second référendum (bien que cela ne semble être pas la vue privilégiée par J. Corbyn).
T. May souhaite renégocier la solution de recours
« L’Union Européenne ne souhaite pas revenir sur l’accord de retrait mais se déclare prête à retravailler sur la déclaration politique »
Conformément à la procédure adoptée par le parlement, T. May a dû dévoiler, le 21 janvier, la manière dont le gouvernement souhaite procéder pour la suite des négociations. Lors de son adresse au parlement, T. May a insisté sur trois points. Premièrement, elle s’est opposée, contrairement à ce que réclame l’opposition, à rejeter la possibilité d’une sortie sans accord. La Première ministre a argué du fait que rejeter un tel scénario reviendrait, en cas d’échec des négociations, à annuler le Brexit (révocation de l’article 50), ce qu’elle refuse. Deuxièmement, T. May s’est déclarée ne pas être favorable à un second référendum et a estimé qu’il n’y a pas de majorité à la chambre des Communes pour qu’un référendum soit mis en place. Enfin, concernant le contenu de l’accord de retrait, T. May a déclaré qu’elle souhaitait revenir sur la solution de recours pour l’Irlande du Nord et a annoncé l’ouverture de discussion avec les conservateurs, les membres du DUP et tous membres de l’opposition souhaitant modifier cette partie de l’accord. T. May n’a toutefois pas fait de propositions précises en la matière.
Au final, le gouvernement May ne semble avoir fait que très peu de geste en faveur des propositions de l’opposition. Le parti travailliste refuse d’ailleurs de participer aux négociations avec le gouvernement tant que la sortie sans accord n’aura pas été exclue. Plutôt que de rallier les partis d’opposition en modifiant la déclaration sur les relations futures, T. May souhaite plutôt obtenir le soutien de la coalition gouvernementale en revenant sur la question nord-irlandaise.
Cette stratégie s’oppose toutefois à un obstacle majeur: le refus de l’Europe de renégocier l’accord de retrait. Pour Michel Barnier, négociateur en chef du camp européen, l’accord de retrait demeure le meilleur compromis possible. La volonté de T. May de renégocier cette partie du texte semble donc vouée à se heurter au refus européen. En revanche, Michel Barnier se déclare prêt à retravailler sur la déclaration politique sur les relations futures. Plutôt que de mettre une date limite à la solution de recours, l’Union Européenne semble plus enclin à vouloir trouver un arrangement permettant d’éviter la mise en place de la solution de recours.
À deux mois de la sortie, le temps va également devenir un facteur de plus en plus important dans les négociations. Si aucun arrangement n’est trouvé d’ici au 29 mars, et si T. May est encore en poste et continue de refuser une annulation du Brexit, il semble que la solution qui s’imposera par défaut est celle d’une sortie sans accord. Afin de gagner du temps, il apparaît de plus en plus probable qu’un décalage de la date de sortie (extension de l’article 50) soit nécessaire. Cependant, là aussi le Royaume-Uni se confronte à un problème de taille, celui des élections européennes du 23-26 mai. En effet, les traités européens prévoient que le Royaume-Uni devra présenter des députés européens si le pays est encore membre de l’Union Européenne lors de la tenue des élections. Or, il semblerait que ce ne soit ni le désir de l’Union Européenne, ni celui du gouvernement britannique. De ce fait, et à moins qu’un arrangement juridique ne permette de contourner ce problème, le décalage de la date de sortie ne pourrait excéder deux mois.
De nombreux amendements seront proposés d’ici au vote
« Il est difficile de déterminer si la chambre des Communes pourra infléchir la position du gouvernement »
Maintenant que le gouvernement a dévoilé sa stratégie pour poursuivre les négociations, la chambre des Communes a jusqu’au 29 janvier pour proposer des amendements qui, s’ils sont sélectionnés par le président de la chambre des Communes, seront soumis au vote en même temps que la stratégie gouvernementale.
Ces amendements ne seront pas légalement contraignants, néanmoins on peut penser que le gouvernement sera, si ces amendements sont sélectionnés et votés par le parlement, soumis à une certaine pression politique pour les respecter.
À l’image de la division qui règne au sein de la chambre des Communes, les amendements qui devraient émerger au cours des prochains jours seront multiples. Un amendement visant à rejeter explicitement la possibilité d’une sortie sans accord a déjà été proposé. De même, plusieurs amendements visant à explorer d’autres pistes pour les relations futures, comme l’espace économique européen ou l’union douanière, ont été proposés. Autre revendication du parlement, plusieurs amendements visant à permettre une extension de l’article 50 ont également fait jour. Enfin, des amendements visent à renforcer la capacité du parlement à influer sur les cours des négociations ont été mis sur la table.
Une fois le vote passé, et si la stratégie du gouvernement et les éventuels amendements sont acceptés par la chambre des Communes, T. May devra revenir à la table des négociations avec l’UE dans l’espoir d’obtenir un nouvel accord de retrait et/ou une nouvelle déclaration politique sur les relations futures.
Aucun scénario ne peut être exclu
« La possibilité d’une sortie sans accord ne peut pas être formellement écartée »
À l’heure actuelle, on peut identifier trois issues possibles aux négociations : (1) une sortie avec accord (quelle que soit la forme de cet accord), (2) une sortie sans accord et (3) une annulation du Brexit. Dans les trois cas, une extension de l’article 50 pourrait être nécessaire. Si le problème des élections européennes était surmonté, l’extension de l’article 50 pourrait s’étendre à une période plus longue que deux mois. Difficile de savoir si T. May restera en poste jusqu’au bout du processus des négociations. Bien qu’elle ait déjà survécu à un vote de confiance, un autre vote de confiance ou sa propre démission ne peuvent pas être exclus.
On peut tout d’abord se concentrer sur le scénario qui serait vraisemblablement le plus dommageable pour les économies britanniques et européennes, celui d’une sortie sans accord. L’opposition souhaite écarter la possibilité d’une sortie sans accord et apparaît donc moins susceptible, même si elle arrivait au pouvoir, de s’acheminer vers une telle solution. Du côté des conservateurs, T. May n’a pas formellement exclu ce scénario et semble privilégier, à l’image de la frange la plus eurosceptique du parti, une sortie sans accord à une annulation du Brexit. Pour autant, T. May privilégiera toujours l’accord de retrait actuel par rapport à une sortie sans accord. Si T. May est encore au pouvoir et continue d’exclure une annulation du Brexit, il faudrait que les négociations entre le parlement et le gouvernement continuent de bloquer pour qu’une sortie sans accord ait lieu. Si l’opposition est au pouvoir, on peut penser qu’une annulation du Brexit serait préférée à une sortie sans accord.
Concernant l’hypothèse d’une annulation du Brexit, elle impliquerait, a priori, un changement de gouvernement ou de parlement. En effet, T. May s’est opposée à l’annulation et à un second referendum. Pour qu’une annulation se produise, on peut distinguer deux scénarios : (1) la mise en place d’un second référendum qui aboutirait à un vote en faveur de l’Union Européenne ou (2) un échec des négociations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne qui pousserait, faute de temps, à une annulation du Brexit par les britanniques.
Enfin, pour ce qui est d’une sortie avec accord, quelle que soit la forme d’accord, les chemins semblent être plus nombreux. Si T. May reste en place, une sortie avec accord pourrait être adoptée : (1) si le texte issu du vote de la chambre des communes le 29 janvier est accepté par l’UE, (2) si aucune modification majeure (sur la solution de recours) n’est acceptée par l’UE mais que la chambre des Communes vote l’accord de retrait dans sa version originelle afin d’éviter une sortie sans accord, (3) si l’AR n’est pas modifié mais que la DP l’est, en accord avec l’UE, et que cette nouvelle version est approuvée par le parlement britannique (ce qui impliquerait que T. May revienne sur ses « lignes rouges »). Si on fait face à un nouveau gouvernement ou à un nouveau parlement, la nature de l’accord qui émergera dépendra avant tout de la composition de ce futur parlement et de sa capacité à négocier avec l’UE. En cas de prise de pouvoir de l’opposition, on pourrait imaginer une sortie avec un accord de type norvégien (espace économique européen) ou une adhésion du Royaume-Uni à l’union douanière.
Quoi qu’il en soit, et à la lecture de ces scénarios, on comprend bien que le contexte politique britannique est avant tout marqué par l’incertitude. Cette situation semble déjà avoir affecté l’économie britannique, à travers le recul de l’investissement et de la confiance des agents économiques. Toute prolongation de ces incertitudes apparaît donc susceptible de pénaliser d’autant plus l’économie britannique.
Télécharger - Europe : Londres dans le brouillard (pdf - 442.66 Ko)Rédigé par
Pierre Bossuet
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